Notre société contemporaine naquit de la rencontre de Jérusalem et d’Athènes, puis vint d’Arabie un nouveau contingent d’illuminisme. Tout individu vivant dans notre société se trouve nonobstant sa pratique ou sa confession le dépositaire conscient ou inconscient de ce souffle historique. Depuis l’Antiquité les destins de l’Orient et de l’Occident n’ont jamais cessé de s’enrichir, de s’entrelacer et parfois hélas de s’affronter.
Les pratiquants des trois religions du livre sont désignés sous l’expression générique « des fils d’Abraham », traduction hébraïque du père des nations. Pourtant cette expression n’est sémantiquement pas neutre. La moitié de l’humanité semble être curieusement oubliée
Si les mots, la grammaire, le langage et le souffle historique forgent implicitement nos conceptions et notre vision du monde, une question évidente semble surgir : Le monothéisme serait-il masculinisateur, donnerait-il inéluctablement naissance à des structures spirituelles, sociales, politiques et une administration du sacré uniquement réservées aux hommes ?
Pour tenter de répondre à cette question, il convient de rappeler brièvement la genèse du monothéisme. Si aujourd’hui le judaïsme rabbinique est le direct héritier de la plus ancienne religion monothéiste connue, le monothéisme hébreu n’émergea pas ex-nihilo, mais s’imposa progressivement. La Bible rapporte à la fois les pratiques polythéistes des anciens hébreux et la coexistence d’un dieu unique avec des dieux locaux. L’être éternel, structure la plus achevée du monothéisme hébreu, prit sa forme métaphysique admise aujourd’hui à la suite de l’exil de Babylone. La plus évidente des preuves de cette coexistence et de cette évolution du concept reste la séparation de la terre promise entre les royaumes d’Israël et de Judée qui fut selon la Bible la conséquence du retour des cultes idolâtres par les Hébreux pour Baal et la déesse Astarté, deux anciennes divinités cananéennes. (Juges 2 : 13, 2 Rois 17 : 9-18).
Salomon rendant le culte aux idoles Sébastien Bourdon Musée du Louvre
Deux erreurs d’herméneutique peuvent entraîner une chute dont il est difficile de se relever : confondre la Bible avec un cadastre ou avec un livre d’histoire. Aussi la question de savoir qui, du monothéisme ou du polythéisme, précéda l’autre au plan des concepts est stérile pour notre raisonnement. L’évolutionnisme n’est plus de mise dans l’étude des religions comparées. Plus intéressant en revanche est d’observer que la Genèse expose une cosmogonie présentant la volonté d’un dieu unique non sexué. La Bible postule en préambule le monothéïsme absolu comme concomitant à la création (Gen. 1.1) puis décrit plus loin des pratiques polythéistes antérieures à l’avènement de la révélation du monothéïsme. En fut-il ainsi dans les faits ? Nul ne peut l’affirmer avec certitude.
Quels furent donc les premiers systèmes spirituels de l’humanité ?
En l’absence de documents écrits nous sommes livrés à des conjectures et seuls les artefacts archéologiques peuvent venir à notre secours. Durant une période s’étendant entre 20.000 et 5.000 années avant notre ère, les représentations divines sont formidablement homogènes et strictement féminines. A l’âge du bronze apparaît le jeune dieu associé à la déesse, progéniture et amant de celle ci. De ce constat émergea la thèse qu’une gynécocratie, âge d’or de la femme avait précédé le patriarcat. Plus tard l’homme comprenant son rôle géniteur aurait modifié tout d’abord les mythologies du polythéïsme à son profit et le monothéisme serait alors devenu l’expression spirituelle du patriarcat. Cette théorie rencontra un extraordinaire écho parmi les mouvements féministes modernes au point de recréer un culte de la déesse. L’idée d’un divin féminin de l’humanité revalorisait le statut de la femme. Cette société ancienne n’aurait pas connu la guerre, l’iniquité et l’esprit de conquête, se livrant principalement aux arts. La déesse, recouvrant pour les sociétés de cette époque, les attributs de la créativité, de la fertilité et de l’abondance ou des caractéristiques chthoniennes, attachées à l’enfer du monde souterrain. Les éléments appuyant cette thèse sont principalement liés aux fouilles de çatal hüyük en actuelle Turquie, lieu de culte de la déesse ainsi qu’aux travaux du psychanalyste Carl Gustav Jung.
La société mise à jour en Anatolie ne montrait pas de fortification et aucune représentation de scènes de violence. Jung développa cette même thèse en identifiant la déesse au symbole de la maternité. Il affirma que la déesse était un concept inné, créatrice surnaturelle du monde, avançant que l’expérience primordiale de tout individu est la vie intra utérine. Cette expérience se renforcerait après la naissance puisque la mère nourrit son enfant. L’enfant percevrait alors sa mère comme un être d’essence quasi divine. L’enfant dédoublerait ensuite ce concept en bien et mal, sous la forme d’une mère protectrice et d’une mère punissant et sanctionnant. Cette interprétation serait, selon Jung, l’origine des archétypes des déesses bienfaisantes et des Gorgones (têtes décoratives de femmes à la chevelure de serpents). La théorie d’un divin féminin fut défendue par Robert Graves et plus récemment par Pepe Rodriguez dans son sulfureux ouvrage Dios nacio mujer (Dieu naquit femme : L’invention du concept de dieu et la soumission de la femme deux histoires parallèles).
J’ai moi-même longtemps souscrit à ces propos pour parvenir à la conclusion qu’aussi séduisants soit-ils, ils me paraissent aujourd’hui totalement erronés, car faux en termes de typologie historique.
La Grèce second berceau culturel de notre société est restée polythéiste jusqu’à adopter le christianisme. Le statut de la femme en Grèce n’a jamais connu la moindre émancipation. La femme grecque, éternelle mineure, est reléguée au gynécée et destinée à la simple reproduction de l’espèce. Or, leur fond traditionnel ignora totalement le monothéïsme absolu. La racine indo-européenne «deiw-os p’ter» dériva en grec en Zeus Pater, en sanscrit en « dyaus pitar » et en latin en Jupiter, indiquant ainsi que le concept de dieu avait été déjà masculinisé avant que les Hébreux, peuple sémite d’Orient, ne proclament le concept du monothéïsme.
S’il est fort possible qu’il ait pu exister un matriarcat antérieur à l’actuel patriarcat, rien n’indique en revanche que le monothéïsme ne soit la cause ou la conséquence de cette modification de la société. La société dans laquelle émergea le monothéïsme était déjà patriarcale. Il est donc parfaitement naturel que la femme n’ait pas dans la Bible une place équivalente à celle de l’homme. Le chef de tribu incarnait dans une société patriarcale les vertus et devait faire régner la justice sur terre. Il semble alors logique que l’alliance ne pouvait être confirmée dans la Genèse et dans l’Exode qu’au travers de patriarches ou de prophètes en grande majorité masculins, détenteurs des pouvoirs temporels dont la femme était exclue.
Reste-til dans le judaïsme moderne des traces d’un antique culte aux déesses ? Rafaël Patai s’interrogea en ces termes dans son ouvrage The Hebrew Goddess : « Il serait étrange que la religion des anciens hébreux qui naquit dans une région d’un culte intensif de la déesse soit restée exempte d’une telle pratique ». Il affirmera que le rituel du shabbat, accueillant la présence divine comme une fiancée, en serait une trace. La recherche d’une égalité entre les hommes et les femmes est une nécessité, l’exclusion de la moitié de l’humanité des fonctions temporelles et spirituelles contrevenant au principe d’unité absolue de l’être éternel. Mais les conceptions cédées par le souffle historique ont la vie dure.
Les 18e et 19e siècles marquant la fin des guerres de religions en Europe et l’émancipation des minorités religieuses posèrent philosophiquement la question de l’égalité de tous. L’idée d’une religion de l’humanité émergea à nouveau, sous la forme d’une praxis, dont les principes auraient été révélés par le noachisme, sous la forme d’une morale commune et dans laquelle la croyance au messianisme personnel perdait son sens. L’idée était louable et les juifs adhérant à cette thèse d’un rapprochement nécessaire des religions firent inscrire sur la grande synagogue de Bruxelles : N’avons nous pas tous un seul père ? Malachie 2 : 10. Aussi seul un travail herméneutique mené sur les principes ontologiques, spirituels, et éthiques issus de l’être éternel sera-t-il à même d’inverser cette tendance à la masculinisation.
JEAN-MARC CAVALIER LACHGAR
Article publié dans le journal Maayan de la CJL
BIBLIOGRAPHIE
• Pepe Rodrigez : Dios nacio mujer. Ediciones B., Barcelona, 2000
• Moïse Maïmonide : Le guide des égarés (notamment la symbolique du Trône)
• Rafaël Patai : The Hebrew Goddess, 3rd edition, Wayne State University Press, 1990
• Robert Graves : La déesse Blanche, Ed. du ROCHER.
• Colette de Bellay : Lilith ou l’un possible, Ed. Altess
• Anne Baring and Jules Crawford : The myth of the goddess Evolution of an image, Ed.Paperback 1993.