Mémoire et vigilance

« Berechit » (au commencement) par ce mot s’ouvre le tout premier livre du Tanakh. En opposant au mythe grec de l’éternel retour un commencement, en proclamant le shabbat de l’éternel et la construction prochaine du monde comme étant entre les seules mains des hommes, la bible introduisait implicitement deux principes essentiels dont l’occident ne s’est plus jamais séparé :

L’histoire linéaire et la responsabilité des êtres humains dans la construction de leur avenir.

Mais le livre de la genèse énonce d’autres principes universels. En faisant descendre l’humanité d’un seul et même couple symbolique, la bible nous enjoint à comprendre notre fraternité en humanité nonobstant nos différences culturelles, ethniques, et spirituelles. Toute forme de racisme, d’exclusion, de factice supériorité entre les peuples et les nations est écartée.

Le premier livre du Tanakh affirme ainsi sans appel l’unité absolue de l’espèce humaine. Ce principe fondateur des trois religions monothéistes apparaissant fort heureusement aujourd’hui à certains comme un truisme n’empêcha pas pour autant la naissance de l’iniquité et à l’humanité de se déchirer depuis les temps les plus reculés dans des guerres fratricides. Le symbole de la roue du temps, (typifié par exemple en Osée 8:7) annonçait l’avènement de l’homme « historique », conscient de fabriquer par ses actes individuels de l’histoire collective. Il devait alors accorder une nouvelle place à la mémoire, afin d’éviter de reproduire les schémas passés ayant entraîné maintes fois chutes et destructions. Le judaïsme, et plus précisément sa forme rabbinique accorde une telle place à la mémoire qu’il permit à un peuple longtemps sans terre de survivre en diaspora.

Adam & Eve chassés du jardin d’Eden. Marc CHAGALL.

Mais la mémoire ne saurait assurer la survie et empêcher de nouvelles destructions sans la nécessaire vigilance. A une époque voyant resurgir les démons que d’aucuns eurent la naïveté de croire définitivement éradiqués, à une époque souvent qualifiée de « moderne et de civilisée », le travail de mémoire reste plus encore d’actualité. Une des plus brillantes nations de l’Europe occidentale échafauda le plus abominable des plans d’extermination à l’égard de ses semblables.

La Shoah naissant dans une nation moderne et à bien des égards phare de la culture européenne doit déjà nous amener à réfléchir. Il n’est pas dans le propos d’un article aussi synthétique de tenter un décryptage des causes complexes de la Shoah ni de l’anti-judaïsme, de l’antisémitisme ou de l’anti-sionisme.

Une question se pose par contre à nous :

Comment devons nous transmettre aux générations futures des principes intangibles empêchant la reproduction des schémas de destruction ?

Cette question essentielle appliquée au cas particulier de la Shoah se complexifie par l’âge des survivants des camps de d’extermination. Il n’existera plus dans les quelques années à venir de témoins vivants et les historiens de métier se substitueront alors totalement aux témoignages pour expliciter cette noire période de notre histoire. Attendu que nous ne sommes déjà plus capables de lire de simples disquettes ou des bandes perforées développées il y a seulement 30 ans, il y a fort à parier que les supports numériques et optiques couramment utilisés de nos jours seront certainement illisibles et inutilisables dans les siècles futurs. Le risque (même faible) de réécrire l’histoire au profit de thèses révisionnistes devient alors réel.

En décidant l’anéantissement programmé du peuple juif, en refusant à une partie des hommes, par d’indescriptibles crimes et humiliations le statut même d’être humain, au simple motif qu’ils étaient nés, c’est l’humanité toute entière qui est devenue mortelle. Ces hommes qui assassinèrent froidement et sans état d’âme leurs semblables n’avait pas été génétiquement programmés pour de devenir leurs bourreaux, et pourtant ils perpétrèrent le plus abominable des crimes. Ces hommes vivaient dans une nation les plus avancés au monde, en termes économiques, philosophiques et dans le domaine des sciences humaines. Ceci nous amène alors à affirmer en paraphrasant Sam Braun ancien déporté et président d’honneur du cercle mémoire et vigilance, que derrière tout homme sommeille un bourreau pour lui même et pour ses semblables. Une des caractéristiques de la Shoah est le silence. Pour les tenants d’une vision démiurgique, la Shoah fut le silence de l’éternel. Il existe aussi ce silence inspiré par les lieux de mémoire, dans lesquels aucune parole ne saurait décrire les horreurs et les abominations que l’humanité perpétra sur elle même au travers du peuple juif.

En hébreu, la parole, « davar » signifie aussi action. Seule la parole brisant le silence en transmettant aux générations futures des principes intangibles et une réflexion sur l’humanité peuvent empêcher la reproduction de tels schémas de destruction.

Nous avons donc le devoir collectif, non seulement d’engendrer mais aussi de former des générations futures capables de discerner et de corriger les errances possible de l’humanité. Le livre de la genèse partagé et reconnu bien au delà peuple juif nous délivre deux stratégies normatives essentielles aux travers de la toponymie symbolique des fleuves du jardin des délices.

  • le fleuve Hidekel (la bruyère) indique la valeur contagieuse de l’exemplarité de la pratique des vertus en référence au caractère contagieux des parfums
  • le fleuve Euphrate (Perath) (l’engendrement) nous révèle la stratégie consistant à spiritualiser le monde par l’engendrement d’être humains instruits et spiritualisés dans ce but.

Si la Shoah appartient indéniablement par sa spécificité à l’histoire du peuple juif puisqu’il en fut la victime, elle appartient également à l’humanité toute entière. Les hommes en tant qu’ils appartiennent à la même espèce se doivent à minima la simple reconnaissance de leur commune humanité.

La Shoah en brisant l’unité de l’espèce humaine nia avant tout l’humanité à une partie d’elle-même. Je me suis longuement interrogé, certainement à tort, pour savoir qui aurait la légitimité de s’exprimer sur la Shoah, en particulier après la disparition des témoins. Je suis aujourd’hui parvenu à la conclusion qu’il ne pourrait s’agir dans le futur que d’un travail de mémoire collectif dépassant les frontières du peuple juif.

Nous avons le devoir, par un travail de mémoire de sensibiliser les générations futures au travers d’événements collectifs réunissant juifs et gentils. Je souhaite que de mémoire d’homme on ne puisse plus jamais entendre comme il m’a été donné de l’entendre lors d’un dîner dans la bouche d’un professeur de lycée: « Il y a eu une journée de la Shoah dans mon établissement, c’est une atteinte à la laïcité ».

Jean-Marc CAVALIER LACHGAR

Article publié dans le journal Maayan de la CJL