Shabbat en Irlande.

Ce titre sibyllin cache la rencontre de deux peuples diasporiques souvent largement méconnus que tout semble apparemment opposer: les irlandais et les juifs! Les uns évoquent souvent dans l’imaginaire populaire, les descendants de brutes épaisses passant le plus clair de leur temps à guerroyer et à s’enivrer de bière, les autres au travers des diverses formes d’antisémitisme furent l’objet des pires fantasmes et la cible des attaques les plus abjectes au cours des siècles passés (et parfois hélas encore de nos jours !). A l’oralité de la tradition druidique s’opposerait la culture de l’écrit, dont les juifs furent et restent les plus grands grammairiens. Si cette vision simpliste et réductrice opposant ces deux peuples est rigoureusement fausse, irlandais et juifs partagent bien plus qu’il ne semble y paraître. Au premier rang de leurs points communs, il convient de citer l’émancipation, terme d’origine irlandaise passé dans notre langue fréquemment associé au judaïsme et définissant également à lui seul la république d’Irlande.

Francis Bacon avait raison en encourageant ses semblables à briser les quatre types d’idoles[i] intérieures et particulièrement la plus insidieuse d’entre elles pour quiconque se livre à l’étude: « l’idole du théâtre » c’est à dire les inexactitudes, l’aveuglement, les absurdités, les erreurs cédées et répandues par les différents auteurs nous ayant précédés. Il est souvent cité en réponse à une agression antisémite la très célèbre phrase du Comte de Beaconsfield

«Oui, je suis juif et quand les ancêtres de mon très honorable adversaire étaient des brutes sauvages dans une île inconnue, les miens étaient prêtres au temple de Salomon ».

Cette réponse constituait le début de la longue dispute publique opposant Benjamin Disraeli juif émancipé et converti au christianisme à Daniel O’Connell, historique libérateur de l’Irlande qui jeta les bases de l’émancipation catholique et donna à la quelque centaine de juifs irlandais une rigoureuse égalité de droits dès 1830.

 

Signe d’une communauté aujourd’hui déclinante le Dàil (le parlement irlandais) ne comporte plus depuis 2002 aucun député juif et la dernière boucherie kasher d’Irlande a définitivement fermé ses portes. Si les documents sont pauvres concernant les juifs d’Irlande, leur présence sur cette île est revanche très ancienne. Il est fait mention de juifs séfarades venant de Rouen dans les annales de Innisfallen dès 1079. En 1555 la ville de Youghal fut peut être la première ville d’Europe occidentale à avoir un maire juif. La plus vieille synagogue d’Irlande date de 1660, mais l’immigration juive en provenance d’Europe centrale vers l’île commença véritablement à la suite des guerres Napoléoniennes. La plus forte vague fut constituée de juifs lituaniens fuyant à la fin du 19e siècle les pogroms perpétrés dans leurs villages natals. Le plus grand nombre d’entres eux désiraient partir pour le nouveau monde mais furent proprement débarqués dans les ports irlandais. Si certains pensèrent avoir atteint les rivages de l’Amérique il ne leur fallut guère de temps pour réaliser qu’ils n’avaient pas quitté l’Europe ! Toutefois ces immigrants fraîchement arrivés s’intégrèrent parfaitement à la vie sociale et économique de leur nouvelle patrie. Si la communauté ne fut jamais très importante en nombre, elle donna à cette nation des avocats, des médecins, un juge, plusieurs membres du parlement, trois maires, sans parler de Chaim Herzog président de l’état d’Israël et fils du Rabbin de Dublin.

 

Si la communauté juive d’Irlande resta globalement pacifique et neutre durant la guerre d’indépendance quelques uns s’engagèrent dans les rangs de l’IRA. Le célèbre « Capitaine Swift », organisateur du trafic d’armes depuis les états unis en faveur de l’IRA, compagnon d’armes de Michael Collins, ami du président Eamon de Valera, fondateur historique du Fiànna Fàil, n’était autre que Robert Briscoe fils d’immigrés juifs orthodoxes de Lituanie, et futur maire de Dublin.

 

La victoire de Robert Briscoe à la mairie de Dublin en 1956 eu un retentissement international en particulier aux Etats Unis alliés historiques dans la lutte pour l’indépendance de l’Irlande. Invité par le Maire de New York lors du défilé de la St Patrick, il révéla au monde la possible accession d’un juif à la charge de Lord Maire de la capitale d’un état catholique ainsi que l’existence d’une communauté pratiquement oubliée. En 1958 la chaîne de télévision américaine CBS réalisa un film de fiction « The Fabulous Irishman » retraçant la vie de Bob Briscoe.

 

La présence juive en Irlande est d’ailleurs quasi inconnue dans la littérature Française. Seul Jean Markale dans « Dolmens et Menhirs » fait une rapide évocation de l’incroyable saga de la pierre de Tara, légendaire lieu du couronnement des anciens rois Irlandais et dans lequel Daniel O’Connell organisa le 8 octobre 1843 son fameux meeting où un million de personnes étaient attendues. Il est vrai que le site de Tara fut saccagé par des fouilles entre 1899 et 1902 pour y retrouver l’arche d’alliance motif pris de la similitude phonétique entre Tara et Torah ! Markale n’étant pas à sa première approximation historique n’hésite pas à affirmer que cette expédition archéologique fut conduite par des juifs anglais, alors qu’elle fut l’œuvre des « Israëlites Britanniques » une secte millénariste protestante prétendant ainsi démontrer d’une manière incontestable que les anglo-saxons étaient une tribu perdue d’Israël !

 

L’antisémitisme fut faible en Irlande à la notable exception du pogrom de Limerick de 1904. Si personne ne fut tué ou sérieusement blessé la ville se vida pourtant de sa communauté. Cet évènement troubla fortement à l’époque les relations entre juifs et gentils, et ne cesse d’être encore commenté de nos jours dans la presse Irlandaise. Dans un récent article du mois de mai de « L’Irish Examiner » on pouvait lire

« Comme l’Irlande combattit pour son indépendance intellectuelle et essaya de se libérer du colonialisme britannique, nous avons beaucoup à apprendre des juifs , de leur tradition historique, de leur aptitude à préserver leur identité, leur art et leur culture. […] Moïse est également une figure héroïque à la fois pour les chrétiens et les juifs et constitue ainsi une voie de réconciliation des différences.[..] Nous devrions proposer la création d’un monument dédié au courageux juif irlandais inconnu afin de commémorer l’injustice perpétrée à Limerick et exprimer ainsi  notre gratitude à la communauté juive pour sa vaillante participation à la liberté de l’Irlande ».

Si seul un juif irlandais vivant en Belgique perdit sa vie pendant la Shoah, fort peu de juifs du continent trouvèrent refuge dans le pays durant la deuxième guerre mondiale. La neutralité de l’Irlande au cours du plus noir épisode de l’histoire juive continue encore de nourrir les débats communautaires.

 

La communauté juive atteignit à son apogée 5000 membres à la sortie de la deuxième guerre mondiale, pour décroître à environ 1800 individus aujourd’hui. Les raisons de cette chute s’expliquent à la fois par la dégradation des conditions économiques du pays et par une émigration vers les Etats Unis et Israël, conduisant ainsi les juifs irlandais au paradoxe d’appartenir parfois à une double diaspora: Irlandaise et Juive !

 

En visitant l’hôtel de ville de Dublin, il est saisissant d’observer le blason de R.Briscoe : une étoile de David associée à une devise en gaélique « SAOIRSE-COTHROM-FOIDNEAMH » signifiant « Justice Liberté et Patience ». Robert Briscoe en concevant lui même ses armoiries de Lord Maire expliqua leur symbolique. Il désira utiliser du sceau de Salomon comme un symbole de la tolérance de son pays envers les juifs, précisément parce qu’il avait été choisi par les Nazis pour honteusement distinguer le peuple juif. Que serait la Justice sans la liberté et la tolérance ? Par un étrange hasard l’hébreu et le gaélique traduisent tous deux tolérance par le mot patience, représentant ainsi parfaitement l’itinéraire de cette communauté.

 

A la faveur d’un succès inattendu de librairie les Irlandais redécouvrirent l’année dernière cette partie de leur histoire. Nick Harris vendit 3500 exemplaires de son extraordinaire ouvrage « Dublin’s Little Jerusalem » faisant ainsi échapper à l’oubli la vie de la communauté juive de Dublin durant ce siècle et transmettant également aux gentils un remarquable tableau sur la culture, les rites et les fêtes de l’une de leurs minorités.

 

Cette minuscule minorité au cœur d’un pays catholique et protestant nous interroge à bien des égards. Il s’agit une grande leçon sur l’intégration, la tolérance et l’altérité, remettant parfois en cause nos préjugés sur les relations entre juifs et catholiques.

 

Si ni les juifs ni les irlandais ne laissèrent de grandes œuvres architecturales, l’un comme l’autre eurent une place essentielle et décisive dans la structure des idées de l’Europe, dans l’histoire de la liberté et de l’émancipation.

Le rôle des monastères Irlandais comme refuge des intellectuels de toute l’Europe, comme creuset de spéculation spirituelle et comme lien entre l’antiquité et le moyen age est souvent parfaitement ignoré. Nul ne peut dire ce qu’aurait été la civilisation de l’Europe sans l’exceptionnel apport de l’église celtique d’Irlande, commentant et sauvegardant la plupart des écrits philosophiques antiques.

 

Les juifs sont souvent au cœur d’un des plus extraordinaires paradoxes. Celui de posséder et de partager avec tous les peuples la plus longue histoire collective au travers du Tanakh, et  à l’inverse d’être bien souvent incapables de faire remonter leur histoire individuelle et familiale au delà d’une ou deux générations. C’est au centre de ce paradoxe que se situent la plupart des juifs irlandais.

 

Le Shabath textuellement la « cessation » place les pratiquants de la religion juive par son « non-agir » dans la situation de réfléchir sur l’état d’un univers en perpétuel devenir pour achever ensuite la création de l’être éternel en s’engageant dans les réalités du monde. Le Shabbat est également associé à l’émancipation et à la sortie d’Egypte. Ceci explique certainement l’exceptionnelle capacité des juifs à absorber, à intégrer les cultures et à participer à la construction de leur divers pays d’accueil sans nier leur spécificité.

 

Juifs et Irlandais partagent bien des conceptions communes, un immodéré amour de la liberté, un attachement à leurs traditions un lien quasi charnel à leur terre. Tous deux firent également revivre l’ancienne langue de leurs ancêtres. La diaspora , textuellement la dispersion en grec est une bien mauvaise traduction du terme hébreu « Galout » signifiant l’exil, l’exil induisant un retour à la terre promise. Irlandais et juifs en puisant chacun dans leur propre tradition donnèrent naissance à deux états modernes : Israël et la République d’Irlande au sein desquels l’un et l’autre président enfin à leur propre destinée collective pour la première fois de leur longue histoire.

 

Quel peut être l’avenir de la communauté juive d’Irlande ? Nick Harris conclu son livre en affirmant que les courants orthodoxes et libéraux survivront dans les années à venir en Irlande mais que les libéraux grandiront en nombre principalement à cause de la conversion de l’un des deux parents et du désir d’élever leurs enfants dans la culture juive. Cette affirmation d’un juif irlandais orthodoxe nous appelle en qualité de membres d’une communauté libérale à une réflexion plus large sortant des limites de cet article.

 

Jean-Marc Cavalier Lachgar.

 

 

Bibliographie :

Robert Briscoe                     For the life of me.                (épuisé)

Nick Harris                          Dublin’s little Jerusalem

Irish Examiner                     Edition électronique du 11/06/03

Mairéid Carew                     Tara and the Ark of the convenant.

Chapitre « Tara-recuscitated Jerusalem or capital of an Indépendent Ireland? »

Jean Markale:                      Dolmens et Menhirs p 161

Thomas Cahill                     How the Irish Saved Civilization: The Untold Story of Ireland’s Heroic Role from the Fall of Rome to the Rise of Medieval Europe (Hinges of History, Vol 1)

Francis Bacon                      Novum Organum 1620.

Sites web :

http://www.jewishireland.com/

 

Films:                               The fabulous Irishman CBS 1958 & « Shalom Ireland » de Valérie Lapin présenté au 23eme festival du film juif de San-Fransisco

 

[i] There are four classes of Idols which beset men’s minds. To these for distinction’s sake I have assigned names, calling the first class Idols of the Tribe; the second, Idols of the Cave; the third, Idols of the Market Place; the fourth, Idols of the Theater.[…]Lastly, there are Idols which have immigrated into men’s minds from the various dogmas of philosophies, and also from wrong laws of demonstration. These I call Idols of the Theater, because in my judgment all the received systems are but so many stage plays, representing worlds of their own creation after an unreal and scenic fashion. Nor is it only of the systems now in vogue, or only of the ancient sects and philosophies, that I speak; for many more plays of the same kind may yet be composed and in like artificial manner set forth; seeing that errors the most widely different have nevertheless causes for the most part alike. Neither again do I mean this only of entire systems, but also of many principles and axioms in science, which by tradition, credulity, and negligence have come to be received.