le Ghetto de venise

Introduction

 

« Afin qu’il ne subsiste plus aucune division apparente entre les citoyens de cette ville, nous ordonnons que soient démolies ces portes qui, par le passé fermaient le Ghetto »[1] Ces mots prononcés peu avant le 19 messidor 1793 (7 juillet) furent le prodrome de la fin du premier et du plus ancien Ghetto Juif du monde. Au-delà des portes, le gouvernement Vénitien avait abdiqué le 12 mai de la même année, face aux armées Napoléoniennes. L’occupation française de la cité des doges sonnait également la fin de l’isolement des juifs de la ville dans l’île de Cannaregio, commencée en 1516 sous la férule de Zaccaria Dolphin. Cette phrase marquerait la fin progressive du mode de vie des juifs vénitiens, en s’inscrivant dans la politique d’émancipation Bonapartiste.

Acception moderne du terme ghetto

 

Notre époque a largement galvaudé le terme « Ghetto » en l’appliquant à des situations les plus diverses. Nous appliquons ce terme à tout quartier concentrant une minorité. L’acception moderne ou à tout le moins la connotation de ce terme est aujourd’hui négative, renvoyant tant aux difficultés d’intégration qu’à une image de zones urbaines dégradées. Nous devons cette perception en grande partie à la politique Hitlérienne qui avait trouvé dans la création des ghettos un moyen de contrôler les juifs avant de les déporter. Le plus important de ces ghettos modernes créé en 1939, comptant plus de 380.000 personnes fut celui de Varsovie. Il restera à jamais dans la mémoire collective pour avoir été le lieu de vingt sept jours d’insurrection fatale de ses habitants. La disproportion des forces ne leur permettant pas la moindre chance de triompher. On se souvient de la phrase tristement célèbre de l’un des combattants; « Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine. Arie Wilner »

 

Ces ghettos juifs modernes, fruit de la politique antisémite du régime nazi, ont fortement influencé notre mémoire collective. Or l’institution du ghetto est beaucoup plus ancienne. Son rapport avec la politique des Nazis s’inscrit dans une récupération perverse de l’institution vénitienne. En effet il convient de ne jamais oublier que les juifs étaient émancipés à des degrés divers dans la quasi totalité des pays européens quand les Nazis réactivèrent une institution morte depuis deux siècles. Il convient donc d’aborder le sujet du ghetto avec toutes les précautions historiques d’usage, faute de quoi le risque d’une interprétation anachronique est certain.

 

En Europe occidentale, nous vivons maintenant dans un lieu et à une époque quasi unique dans l’histoire de l’humanité. En ce sens porter un jugement de valeur sur une période s’étendant du haut moyen age jusqu’à l’émancipation des communautés juives à l’aune de nos critères de tolérance constituerait une grave erreur. Les critères de tolérance politique et confessionnel des démocraties occidentales, nous semblent maintenant si naturels qu’il nous arrive d’en oublier leur caractère normatif. Ils furent l’aboutissement d’un long processus à la fois théologique et philosophique qui se concrétisa dans notre pays, pour les protestants par l’édit de tolérance de 1787, puis en 1791 par la reconnaissance de la citoyenneté des juifs; prélude de l’émancipation. Il fallut attendre tout de même cent quinze ans pour que soit promulguée la loi de 1905 sur la laïcité qui reste à la fois un des piliers fondateurs de notre république et une exception quasi mondiale. De ce point de vue la France a joué un rôle clef tant dans l’émancipation des minorités que dans la création de ses structures politiques d’intégration . Le sujet de ce soir n’appelant pas un exposé sur l’émancipation et ses conséquences, je refermerai cette parenthèse liminaire.

 

 

 

Origine du terme ghetto

Les origines du terme « ghetto » se perdent dans les tréfonds de l’histoire même de sa création lointaine à Venise. De nombreuses hypothèses étymologiques peu satisfaisantes ont été avancées. On a beaucoup glosé sur l’origine du mot ghetto qui selon les vénitiens viendrait de « geto » désignant en vénitien l’endroit où étaient rejetées les scories des fonderies proches. Néanmoins d’aucuns avancent que ce terme pourrait venir également d’un ancien mot de l’hébreu talmudique « ghet » signifiant (séparation) ou du syrien « nghetto » signifiant (congrégation). Le ghetto se situant sur une ancienne fonderie, l’hypothèse vénitienne semble être la plus probable[2]

 

Histoire des juifs à Venise

La présence des juifs à Venise et dans sa région est très ancienne et bien antérieure à la création du premier ghetto juif au monde. Un recensement réalisé en 1152[3] fait mention de la présence de 1300 juifs établis à Venise. L’autre élément tout aussi discutable au sujet de l’ancienneté de la présence des juifs dans la ville, porte sur le nom même de l’île vénitienne abritant le ghetto, « Giudecca », nom donnée à l’île de Spinalunga. Le nom de « Giudecca » serait une déformation de « guidecche » c’est à dire le nom habituellement donné aux quartiers méditerranéens exclusivement occupés par des juifs.

 

 

Le ghetto de Venise ne saurait être détaché de l’histoire de la ville. Les zones obscures et les origines confuses entourant tant l’étymologie du terme que la date d’arrivé des premiers juifs dans la ville restent néanmoins significatives de son ancienneté. Si nous élargissons notre recherche à la présence des juifs en Europe, nous pouvons affirmer que les juifs parvinrent dans nos pays après la destruction du temple par Titus en 70 de notre ère. Ainsi la présence juive, certes diversement répartie en Europe, est avérée au moins depuis le 1er siècle de notre ère. Contrairement à une idée faussement répandue qui voudrait que les juifs soient arrivés en France au Moyen-Âge, l’installation des premiers juifs se fit en Gaule entre le 1er et le 3e siècle de notre ère. Ils arrivèrent de Rome par voie de terre pour gagner Lyon, le nord de la France, la Bretagne. Ils descendront ensuite vers Marseille. La présence des juifs en Europe occidentale est donc aussi ancienne que l’établissement du christianisme.

 

Dans les premiers temps de leur établissement, la cohabitation entre les juifs et les gentils, ou avec les idolâtres, ne fut pas toujours conflictuelle. L’exclusion de la société des gentils fut progressive. L’utilisation du terme « antisémitisme » est anachronique dans le cas particulier des sociétés de l’antiquité et du moyen âge. L’antisémitisme étant une notion moderne, liée à l’émancipation des juifs dans la cité. Le moyen âge ayant fait preuve d’anti-judaïsme, position théologique n’ayant qu’un lien lointain rapport avec l’attitude de nos sociétés à l’égard du peuple juif. Il est néanmoins possible d’analyser à posteriori le conflit Judéo-Alexandrin (38-41), théâtre du premier pogrom connu de l’histoire comme étant la première manifestation d’antisémitisme, attendu qu’ Alexandrie abritait la plus importante communauté juive de la diaspora, dans un contexte cosmopolite. Les juifs jouissant dans l’Égypte ptolémaïque d’une forme de statut civique, étant de ce point de vue apparenté aux Hellènes, c’est à dire à la classe dirigeante de l’époque[4].

 

Dans l’empire romain le droit de cité fut accordé aux juifs dès 212 ACE. Minorité protégée, ils ne furent pas à proprement parler persécutés, l’attitude de la Papauté de l’époque visait à les convertir sans difficulté s’ils « reconnaissaient leur erreur ». Ce point de doctrine est très important, nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard en détail.

 

 

Durant l’époque des empereurs carolingiens une attitude similaire prévalue avant de prendre un tournant critique au IX siècle au moment du Grand Schisme et de la première croisade. L’occident affronta les « orientalismes » à savoir les civilisations byzantine et musulmane. Le juif devient alors et reste parfois encore de nos jours l’ennemi intérieur (à l’égal, ne l’oublions pas, d’autres catégories d’êtres humains considérés comme des « étrangers » au sens ethnique, ou au sens idéologique, ou au sens social, ou au sens moral). L’antijudaïsme est né et sera le prodrome de sa forme laïque qu’est  l’antisémitisme et moderne dont la forme aiguë est l’antisionisme  La minorité juive sera ainsi désignée comme « la » responsable[5] des maux de la société sous des formes variables; comme peuple déicide, comme peuple cosmopolite et apatride, comme agent du grand capital, ou comme traître de l’intérieur.

 

Les relations entre les juifs et les gentils

 

Nous allons tout d’abord examiner la nature des relations entre les juifs et les gentils avant faire un rapide survol de la création du ghetto. L’antijudaïsme était une position théologique, à savoir qu’elle combattait le judaïsme en qualité de religion, avançant plusieurs arguments, le plus saillant étant que les juifs n’ayant pas reconnu la messianité de Jésus de Nazareth vivaient dans l’erreur. Le christianisme étant devenu la religion d’état de l’empire romain, il convenait donc de convertir ou d’amener à la conversion les juifs peuplant les régions chrétiennes. L’attitude de l’époque portait bien sur un affrontement de nature essentiellement religieuse. Néanmoins, le christianisme n’avait non seulement jamais refusé la révélation sinaïtique, mais l’avait intégrée dans le canon de ses propres écritures saintes sous le nom encore usité de la Septante, traduction mot à mot du TaNaKh[6] par des juifs hellénisés. La Bible utilisée de nos jours par les chrétiens orthodoxes dans la sphère grecque reste la Septante. Les relations entre ces deux religions étaient donc fort complexes, attendu qu’elles procédaient pour partie d’une révélation commune complétée, selon le christianisme, par une nouvelle loi. La nouvelle loi ne venant pas nier l’ancienne mais la parfaire.

Du point de vue du judaïsme, le messie n’est pas arrivé, ce qui revenait finalement à nier l’existence de la nouvelle alliance. Pour sa part le judaïsme ancien n’a pas véritablement développé une abondante littérature à propos de Jésus. Le Talmud, (codification de la loi orale), ne parle pas de lui nommément, ou quand il est question de Jésus, c’est à l’homme Jésus que le Talmud fait uniquement référence. De plus la référence trinitaire, centrale dans le christianisme est inadmissible au yeux du judaïsme, attendu qu’elle brise selon lui la monade insécable que constitue l’être éternel dans le monothéisme .

 

Néanmoins il serait faux de réduire la controverse entre les juifs et les chrétiens aux seuls thèmes de la messianité et de la trinité et mieux encore de penser que le judaïsme serait antérieur au christianisme[7].

 

Cette erreur a d’ailleurs longtemps prévalu tant dans l’imagerie populaire que parmi certains exégètes chrétiens. Dans les faits, si nous pouvons affirmer que ces deux religions procèdent toutes deux d’un fond commun, le TaNaKh, il n’en reste pas moins vrai que le judaïsme rabbinique, c’est à dire celui que nous connaissons encore aujourd’hui et concomitant du christianisme primitif. De ce point de vue, il est possible d’affirmer que le christianisme et le judaïsme constituent deux formes différentes de la religion qui les a précédés, à savoir le Yahvisme. En effet le Talmud qui constitue le recueil de la loi orale du judaïsme ne fut totalement codifié qu’au 6e siècle de notre ère, alors que le christianisme était déjà la religion d’Etat de l’empire romain depuis trois cents ans. Enfin le judaïsme rabbinique et la philosophie juive se sont largement abreuvés à d’autres sources que le TaNaKh. La véritable fascination des juifs pour la philosophie grecque qu’elle soit platonicienne ou aristotélicienne a influencé cette religion tout autant que le christianisme a puisé dans l’hellénisme. Au moyen age, Moïse Maimonide, historique héraut de la réconciliation entre la philosophie Aristotélicienne et le Judaïsme, affirme que le christianisme est plus proche du Judaïsme que l’Islam. Il ira jusqu’à affirmer qu’il est permis, (sans pratiquer de prosélytisme) à un juif d’enseigner la Torah à un chrétien mais pas à un musulman, motif pris de la reconnaissance de l’Ancien testament par le christianisme. Une fois encore le coeur de la discorde réside dans l’interprétation de la Torah, cette fois du point de vue du judaïsme c’est le christianisme qui procède à une erreur d’interprétation. Il affirmera dans un propos d’une rare tolérance pour son époque que « il n’y a rien dans leur écritures qui diffère des nôtres. »[8]

 

A la lumière de ces propos, il va sans dire que les relations et les « disputations » qui faisaient le délice des théologiens tournaient autour de problèmes de reconnaissances à la fois insolubles et ambigus. On ne saurait pour compléter ce propos, que conseiller à tout un chacun intéressé à comprendre la nature exacte de la relation entre les juifs et les gentils, de lire la disputation de Barcelone opposant le rabbin Nahmanide à l’apostat nouveau chrétien Paul de Chistiani.[9]

 

 

Un autre point allait placer les juifs dans une position de nature à compliquer leur relation avec les chrétiens. Au delà des aspects théologiques pouvant les séparer, ce point central fut la question du prêt d’argent. Selon la théologie le prêt d’argent entre chrétiens est interdit. Il était donc possible de recourir aux juifs. Le plus extraordinaire dans cette position qui allait marquer un tournant décisif de l’histoire juive est qu’elle prend sa source dans un verset du deutéronome donc du TaNaKh. « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, intérêt d’argent ou intérêt de nourriture, de toute chose qui se prête à intérêt. » puis « Tu pourras tirer un intérêt de l’étranger, mais tu n’en tireras point de ton frère, afin que l’Éternel, ton Dieu, te bénisse dans tout ce que tu entreprendras au pays dont tu vas entrer en possession. »

 

Il faut tout de même ajouter que ces versets furent tout autant critiqués dans leur registre interprétatif par la rabbins que par l’église. Néanmoins le rôle que les juifs allaient jouer dans le prêt  d’argent était né et constituerait un des principaux points de tension entre les deux religions et communautés.

Les juifs et Venise

 

La peste, la guerre contre Vérone, et Gênes avaient affaibli Venise au XIVe siècle. En 1356 la situation était telle que le Grand Conseil élabora un projet de loi visant à autoriser l’implantation de préteurs sur gages à Venise. L’objectif était d’obtenir de l’argent frais pour les marchants afin de soulager la misère de la population. Cette loi présentait également un avantage certain. Le prêt venant des juifs, l’hostilité du peuple aurait tendance à se porter vers eux plutôt que vers le pouvoir en place. Le décret  de 1356, les autorisa d’avoir des banques au titre du fait qu’il était interdit aux gentils de se prêter de l’agent entre eux. Ce statut précaire fut de courte durée puisqu’ils furent interdits dès 1396. Une nouvelle problématique politico-religieuse n’allait pas tarder à naître. Vers la moitié du XVe siècle, les dominicains et les franciscains se divisèrent sur le rôle des monts-de-piété autorisés par la papauté. En d’autres termes les banques juives et chrétiennes allaient se livrer une concurrence farouche. Le statut des juifs à Venise au XVe siècle s’était amélioré. On s’interrogeait sur l’opportunité que les juifs vivent au coté des chrétiens. Outre leur apport à la finance de Venise certains théologiens voyaient dans cette cohabitation une chance qu’ils viennent à se convertir au christianisme. La réponse fut donc positive. La seule restriction était le port d’un signe distinctif jaune, restriction qui fut d’ailleurs plus ou moins respectée. Les relations entre les deux communautés s’amélioraient tellement qu’il fut rédigé à l’époque des lois interdisant les relations sexuelles entre les hommes juifs et les femmes chrétiennes !

 

 

La naissance du ghetto.

 

Il serait trop long dans le cadre d’un tel exposé de décrire avec précision 300 ans d’histoire du judaïsme vénitien, aussi nous attacherons nous sur les faits marquants de la création du ghetto. Un autre point capital de l’histoire juive qui intéresse la création du ghetto fut l’expulsion d’Espagne des juifs par les rois catholiques. Cette expulsion allait créer une double problématique, une problématique immédiate que fut l’arrivée massive de juifs en quête de terre plus clémente à leur égard. Au nombre de ces nations plus tolérantes, se trouvait Venise. La reconquista s’étant fixée pour objectif la re-christianisation de l’Espagne, les juifs furent les premiers touchés, contraints à la conversion ou à l’exil. La deuxième problématique auquel l’occident chrétien n’allait pas tarder à faire face, fut l’émergence du marranisme, la conversion de façade des juifs au christianisme.

 

Dans les années 1513 les juifs habitaient tous les quartiers de Venise, et on les avait autorisés à pratiquer de nombreux métiers. Le sénat vénitien en recherche de finances autorisa contre 5000 ducats obtenus des juifs, l’ouverture de neuf magasins de vêtements usagés au Rialto. Il y avait eu jusqu’alors à Venise deux tendances s’opposant, la noblesse qui agissait envers les juifs avec pragmatisme et les prédicateurs catholiques qui plaidaient pour une séparation entre les deux communautés. Cet événement mineur, l’installation de neuf magasins, eut pour effet d’entériner dans l’esprit de tous la libre circulation et d’établissement des juifs dans toute la ville. L’effet fut tel que le 29 mars 1516 le décret suivant fut promulgué:

« Les juifs habiteront tous regroupés dans l’ensemble des maisons situé au Ghetto, près de San Girolamo; et, afin qu’il ne circulent pas toute la nuit, nous décrétons que du coté du vieux Ghetto où se trouve un petit pont, et pareillement de l’autre coté du pont seront mises en place deux portes , lesquelles seront ouvertes à l’aube et fermées à  minuit par quatre gardiens engagés à cet effet et appointés par les juifs eux-mêmes au prix que notre collège estimera convenable »

 

Le ghetto était né. En enfermant les juifs dans sur une minuscule île du quartier de Cannaregio Venise allait créer l’archétype d’une concentration urbaine destinée à une minorité. Tous les soirs les juifs devaient regagner le Ghetto, les ponts d’accès au reste de la ville étaient relevés et l’îlot était gardé par les juifs eux-mêmes.

 

Un politique anti juive battait son plein au XVIe siècle, les juifs fuyant les armées de la ligue de Cambrai quittèrent Trévise, Vérone, Padoue. Venise fit face à une vague d’immigration sans précédent. Il n’en fallait pas moins pour que les dominicains demandent l’expulsion définitive de juifs Vénitiens. La sérénissime autorisa ainsi les juifs à résider définitivement à Venise sous plusieurs conditions restrictives. Ils étaient autorisés à exercer uniquement les métiers de fripiers,  prêteurs sur gages, médecins et devaient résider dans une zone de la ville spécifiquement assignée et fermée.

 

Ainsi Venise donna naissance à  partir de 1516 à deux caractéristiques modernes de la vie des juifs en diaspora : la communauté entendue hors de son aspect cultuel et le Ghetto.

 

Le Juifs ashkénazes occupèrent les premiers cette partie de la ville et furent rejoints par des commerçants sépharades en 1541. En 1589  les Juifs espagnols furent contraints de résider dans le Ghetto qui parvint lors de son apogée à 5000 membres au point qu’il fallut construire des immeubles de sept à huit étages qui sont d’ailleurs toujours les bâtiments les plus hauts de la ville.

 

Il convient néanmoins de préciser que l’attribution de quartiers spécifiques, certes non clos et gardés, n’était pas un régime uniquement destiné aux juifs. Les commerçants allemands disposaient déjà depuis 1314 d’un quartier clos, et il fut question de créer un quartier pour les prostituées

 

 

Le dualisme du ghetto.

 

Une fois encore, il ne nous appartient pas de juger l’histoire, mais d’en tirer des enseignements. Le modèle urbain du ghetto eut un effet sur la vie des juifs. Le ghetto devint, au delà même du lieu de résidence des juifs, un lieu d’étude et de renforcement de leur tradition. Le sociologue Yankel Fijalkow affirme avec justesse :

 

Dans l’Europe occidentale les gouvernants du Moyen Age utilisent les Juifs pour s’assurer des revenus, collectant un impôt sur leur communauté afin qu’ils les répercutent sur les prix. Le système du « ghetto » implique une séparation physique et un statut spécial supposés les protéger de velléités antisémites. Entouré de murs, le ghetto est fermé la nuit, le dimanche et jour des fêtes chrétiennes. Il est souvent surpeuplé en raison du refus des autorités d’agrandir son emprise. Mais, malgré ses défauts, le ghetto peut être aussi considéré comme « volontaire ». Il permet à la communauté de renforcer ses liens internes et la conservation de la tradition. Il s’organise autour de la famille et de la synagogue, d’institutions communautaires, sociales et juridiques autonomes.  Il bénéficie d’une certaine extraterritorialité.[10]

 

 

Les tribunaux de l’Inquisition furent moins durs à Venise que dans la péninsule ibérique. Les marranes, nouveaux chrétiens vivaient souvent une identité floue, et mal cernée. Convertis au christianisme depuis plusieurs générations, ils se définissaient comme chrétiens dans les contrées promulguant des dispositions anti-juives mais avaient la possibilité de se déclarer comme juifs à Venise. Dans ce cas ils devaient rejoindre le ghetto.

 

Rien n’est plus faux que de penser que les marranes possédaient tous une connaissance exhaustive et secrète du judaïsme. Pour la plupart de ces nouveaux chrétiens leur connaissance du judaïsme était embryonnaire. Quelques rites souvent déformés leur étaient restés de leurs ancêtres juifs; ils ne connaissaient pas l’hébreu. La seule documentation accessible sur la religion de leur ancêtrespassait par le canal des ouvrages chrétiens, et nombreux étaient ceux d’entre eux qui se firent ordonner dans l’Eglise afin d’apprendre l’hébreu.

 

Le Talmud sans lequel il est impossible de pratiquer le judaïsme avait été  brûlé en Espagne. Le retour dans la communauté juive ne se fit pas sans mal, même si l’on compte dans les destinées marranes de brillants commentateurs du judaïsme. Mais les marranes, du fait de leur difficulté à se définir, portaient aussi un regard critique tant sur les coutumes du christianisme que sur celles du judaïsme. Les marranes à la lisière de deux cultures furent en grande partie les premiers traducteurs des ouvrages hébraïques en langue vernaculaire. Le professeur Cecil Roth directeur de l’Encyclopaedia Judaïca n’hésita pas à écrire dans son « histoire des marranes » : « il n’est pas osé de voir en eux les premiers juifs modernes. »

Le livre et Venise

 

Au cours du XVe siècle Venise allait devenir le centre de l’industrie du livre. On avance le chiffre de quinze mille titres édités dans cette ville cosmopolite. Venise allait devenir un des centres intellectuels de l’Europe. Il n’est pas nécessaire de souligner la relation des juifs avec le livre. De cette heureuse conjonction naquit à Venise une abondante littérature en hébreu. Ces ouvrages furent publiés au départ par Daniel Bomberg, qui était chrétien malgré la consonance de son patronyme et de son prénom. Malgré l’interdiction de 1548 faite aux juifs d’imprimer, de nombreux livres sortirent des presses sous l’approbation du rabbinat afin que les ouvrages ne soient pas offensants tant pour le judaïsme que pour le christianisme. Le Ghetto devint le creuset d’une intense vie juive intellectuelle, qui trouva une reconnaissance même parmi les gentils. La cabale s’y développa énormément et une certaine porosité apparue entre les deux communautés

 

L'influence mutuelle

Le signe distinctif ne fut plus imposé aux juifs à partir du XVIII e siècle et la culture juive commença à jouir d’une grande considération parmi les gentils. Il faudra attendre pour que les juifs jouissent pleinement de leur droit de citoyen 1797 l’arrivée des armées napoléoniennes apportant avec elles les principes de l’émancipation dont la France fut l’inspiratrice historique. Toutefois le Ghetto fut définitivement aboli en 1866 et de nos jours seules quatre familles juives résident encore sur place.  Le reste de la communauté étant disséminé dans toute la ville ou à Mestre, Venise n’offrant plus suffisamment d’emplois, en particulier aux jeunes.

Le ghetto aujourd'hui.

 

Que reste t’il de ce lieu historique ? Une plaque située non loin de la gare vous indiquera en Italien « SINAGOGHE » et en hébreu « Beth Knesset ». Vous y trouverez quatre synagogues, un musée du judaïsme, une yéchivah du mouvement Beth Loubatvitch dans laquelle on ne manquera pas de vous indiquer et le seul restaurant et la seule épicerie casher de toute la ville.

 

 

Les marchands du temple sont légion proposant des objets cultuels divers en verre de Murano allant de la mezouzah à un jeu d’échec d’un goût discutable sur lequel les pièces représentent des rabbins pour les noirs et le clergé catholique les blancs.

 

Il serait pourtant réducteur de n’y voir qu’un musée ou un vestige de l’isolement des juifs. Si le Ghetto était certes une forme intolérable d’isolement d’une partie de la population, il fut aussi un refuge. Un refuge, ou plutôt un compromis de la Sérénissime en gardant les juifs dans le Ghetto,  leur évitait également l’expulsion définitive de Venise.

 

 

Si vous avez l’occasion de vous rendre sur place, vous serez frappé par ces influences mutuelles. Le style purement baroque de la synagogue espagnole. Ce monument  fait aujourd’hui la fierté des vénitiens juifs ou gentils. Il est un des plus beaux édifices de Venise. La similitude est frappante avec l’église «  Santa Maria Della Salute. ». En effet Baldassare Longhena assura la construction de cette église et restaura la synagogue espagnole. S’il n’était pas rare que les juifs fassent appel à des architectes chrétiens pour construire et restaurer leurs édifices religieux, ce qui témoignait au passage d’un certain commerce entre juifs et gentils. Il est encore plus étonnant de trouver une influence ou une connaissance approfondie du judaïsme dans certaines églises catholiques.

 

Les églises de « santa maria della salute. » et de « san pietro  di castello » sont probablement les deux exemples les plus significatifs. La Salute fut bâti par Longhena à la suite de la peste de 1630. La vocation de l’édifice était oecuméniques attendu que la peste avait touché tant les juifs que les gentils. L’architecte puisa abondamment dans la cabale et en particulier dans la symbolique du chiffre 11 représentant l’éternel entouré des dix séphiroth. D’aucun pourraient n’y trouver qu’un hasard, mais le plan de La Salute représente avec la plus grande exactitude la clavicule de Salomon. Il est à noter que l’origine même de Longhena est sujette à débat. On sait peu de chose de la vie de cet architecte, il n’est pas possible de trouver son certificat de baptême. Il était le fils d’un tailleur de pierre du nom de Melchisédech, il y a donc de forte chance qu’il fut d’origine juive ou marrane. D’autres indices sont frappant sur les peintures et témoignent d’une connaissance approfondie du TaNaKh. Le tableau de pentecôte réalisé par Titien situé à coté des représentations de David et Goliath et d’Abel et Caïn  fait une référence sans ambiguïté à la fête de Shavouoth.

 

San Pietro di castello plus récente des églises, dédiée à Pierre est aussi étonnante, vous ne manquerez pas d’être surpris par la présence d’une grande menora à coté de l’autel et surtout par  « la chaire de saint pierre » inspirée de l’art Islamique.

Conclusion

Au mois de novembre 2006 les affiches du théâtre de la Fenice étaient placardées dans toute la ville pour annoncer « La Juive » l’opéra de Fromental Halevy Venise tout comme Girona en Catalogne semble renouer avec tous les aspects de son multiculturalisme et admettre également les apports des juifs dans la construction de la pensée et de la culture occidentale en dehors de la stricte et réductrice image de marchands et d’usuriers dans laquelle l’imagerie populaire les a trop souvent enfermés en dehors de l’enceinte mêmes des ghettos.

 

 

Au sens où elle appartient à l’histoire, cette histoire du ghetto est la nôtre que nous soyons juifs ou non. Le ghetto, derrière ce mot se cache un dualisme entre l’exploitation d’une minorité et son ostracisation. Ce dualisme existe toujours, en ce sens il n’est pas faux de parler de ghettos urbains même si les portes sont tombées il y a maintenant deux cents ans. Pourtant William Shakespeare en faisant prononcer cette célèbre tirade à Shylock, un riche usurier de Venise, révélait aux gentils la nature de leurs relations avec les juifs.

 

Je suis un juif ! Un juif n’a-t-il pas des yeux ? Un juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ?N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas ?

 

Souhaitons que cette fameuse tirade de Shakespeare appartienne à jamais aux lumières du passé nous permettant de nous diriger dans les ténèbres de l’avenir.

 

Jean-Marc CAVALIER LACHGAR

Avril 2007

[1]    Riccardo Calimani Histoire du ghetto de Venise page 302

[2]    Il est à noter qu’en  hébreu sarfati, terme utilisé pour désigner les juifs de France, signifie « fondeurs ».

[3]    L’ouvrage de G.B. Callicciolli constitue pratiquement la seule source de recensement.

[4]    Je renvoie le lecteur intéressé à la thèse de Katherine Blouin «  Le conflit judéo Alexandrin de 38-41 L’Harmattan.

[5]    (« la » d’un point de vue subjectif partial ; mais d’un point de vue objectif et impartial, « un » responsable seulement parmi d’autres : cf. le livre classique de Hans Mayer sur la marginalisation combinée des juifs, des femmes et des homosexuels, à quoi il faudrait ajouter celle des tziganes, des maghrébins, des pauvres, etc.)

[6]    Le Tanakh (en hébreu תנ״ך, connu comme Bible hébraïque chez les chrétiens La Torah ,Nevi’im et Ketouvim

[7]    Il est à noter le cas particulier des Samaritains  שומרונים,  vivant en Israël et en Cisjordanie. Ils ignorent le Talmud, ne connaissent que la Torah, et les réformes apportées par le judaïsme rabbinique, הדות רבנית – YahadoutRabbanit successeur direct du judaïsme pharisien.

[8]    Voir l’ouvrage collectif de Shumel Trignano; Pierre Gisel, et David Banon. « Judaïsme et christianisme entre affrontement et reconnaissance » Bayard

[9]    Nahmanide La disputation de Barcelone Editions Verdier.

[10]  Yankel Fijalkow La sociologie de la ville