Le bouc émissaire

Durant le mois de Tichri, tous les juifs du monde célèbrent le  » Yom Kippour « , achevant ainsi une période de dix jours d’auto examen personnel et de repentance. Durant le « chabbat des chabbat  » (chabbat chabbaton) il est d’usage de lire un passage du Lévitique 16 exposant un rite sacrificiel et expiatoire connu dans notre langue sous l’expression du  » bouc émissaire « .

 

 

Il (Aaron) prendra les deux boucs, et il les placera devant l’Eternel, à l’entrée de latente d’assignation. Aaron jettera le sort sur les deux boucs, un sort pour l’Eternel et un sort pour Azazel. Aaron fera approcher le bouc sur lequel est tombé le sort pour l’Eternel, et il l’offrira en sacrifice d’expiation. Et le bouc sur lequel est tombé le sort pour Azazel sera placé vivant devant l’Eternel, afin qu’il serve à faire l’expiation et qu’il soit lâché dans le désert pour Azazel. Lev 16: 7-10

 

L’acception de cette expression parfois galvaudée renvoie implicitement à un concept de transfert du mal à des personnes ou à des objets, telle que l’exposa l’anthropologue James Frazer[1]dans le  » Rameau d’Or «. Frazer laissa une oeuvre monumentale de comparatiste. Si ses travaux sur le transfert du mal ont fait autorité pendant des années, ce n’est pas pour autant qu’il parvint à déceler les éléments métaphysiques et éthiques autour desquels ce rite est articulé.

L’expression « bouc émissaire » apparue en France dès 1690 avec une définition identique et sera reprise à propos de l’affaire Dreyfus.  » Tel est le rôle historique de l’affaire Dreyfus. Sur ce bouc émissaire du judaïsme, tous les crimes anciens se trouvent représentativement accumulés. »[2]

 

 

L’acception moderne de cette expression procède à la fois d’une compréhension littérale du rite expiatoire décrit dans le Lévitique et d’une méconnaissance des principes ontologiques et éthiques proclamés par la bible et le judaïsme.

 

 

 

Il est intéressant de noter que l’expression de  » bouc émissaire «  n’apparaît pas dans la bible le  » caper emissarius « vient du latine ecclésiastique, d’une traduction de la vulgate. Cette traduction exprime ainsi en partie des concepts exogènes à la tradition juive.

 

 

L’ethnologue Carlos Castaneda affirmait avec justesse que le second anneau du pouvoir, était « l’intention ».Tout travail herméneutique, consiste à retrouver l’intention, qui n’est quasiment jamais dévoilée dans les textes.

 

Quelle était l’intention des rédacteurs de la bible nous ayant transmis avec force de détail ce rituel et quel pouvait être son contenu spirituel ?

 

Avant de répondre à cette question, nous avons à lutter contre une apparente contradiction mais qui constitue également une première clef herméneutique.

 

 

 

 

Comment le judaïsme se proclamant moniste peut il faire référence dans un rite à des concepts aussi clairement dualistes que ceux du bouc émissaire ?

 

Comment dépasser la contradiction entre le « Chema » [3] proclamant l’unité absolue et le dualisme apparent typifié par les deux boucs, l’un sacrifié et l’autre emportant sur son dos l’ensemble des comportements peccamineux d’Israël ?

 

Le décryptage d’un rite ne peut être uniquement un simple exercice de style. Il doit permettre à celui qui s’y livre d’en extraire un enseignement spirituel et donc par voie de conséquence une praxis.

 

 

 

Mais avant d’envisager d’en faire surgir le contenu nous devons nous attacher à comprendre l’objectif transversal de la plupart des rites. Comme le démontra le comparatiste Mircea Eliade, un rituel a notamment pour fonction d’opérer une rupture dans le temps « profane » afin que « l’homme religieux » retrouve durant cet espace temporel, le temps mythique primordial rendu présent[4] .

 

 

 

Il n’est pratiquement aucun rituel qui n’échappe à cette définition. Le rite du Chabbat[5]par exemple, opère comme son nom l’indique en hébreu, une séparation entre le temps profane et le temps sacré, son contenu spirituel, éthique et métaphysique devant être trouvé dans la Genèse, attendu qu’il ritualise au travers d’une incessante répétition le  » Chabbat « de l’être Eternel ayant remis la responsabilité du monde à venir aux hommes.

 

 

 

Nous avons affirmé que l’impossibilité de rupture de l’unité de l’être éternel constituait la première clef herméneutique de la bible. Une autre clef herméneutique particulièrement bien adaptée pour l’analyse d’un rituel est la typologie[6].

 

 

 

En conséquence ce rite sacrificiel faisait mémoire d’événements et d’archétypes antérieurs à leur codification dans le Lévitique. A quels événements les anciens Hébreux faisaient-ils référence dans le Lévitique 16 ?

 

 

 

Notre tentative de décryptage du rite met en lumière certains éléments saillants:

 

 

  • L’universalisation de la conscience au travers de l’épreuve de l’inique agression du juste, typifié par le tirage au sort du bouc sacrifié. L’holocauste n’étant pas la conséquence d’un choix objectif et raisonné du sacrificateur.(Lev16-7)[7]
  • L’excommunication[8].
  • L’unité de la communauté des hommes avec l’éthique.
  • L’éternité de la vérité comme prédicat de l’être éternel.

 

La codification du rite renvoyant à des archétypes et la bible faisant largement usage de la typologie, plusieurs passages de la Thora peuvent être mis en relation avec le rite du Lévitique 16 exposant le sacrifice,l’errance et l’excommunication. Nous pouvons signaler par exemple le sacrifice d’Abraham, mais surtout le meurtre d’Abel par Caïn.

 

 

Tout comme le sort s’abattant sur bouc destiné à être sacrifié la bible reste muette sur les raisons qui conduisirent l’être éternel à ne pas agréer le sacrifice de Caïn. Si les beaucoup d’interprétations juives et chrétiennes s’accordent à affirmer qu’Abel présentait des dispositions spirituelles supérieures à celles de Caïn, il n’en reste pas moins vrai que le meurtre primordial repose avant tout sur une incapacité de Caïn à gérer ses propres désirs. L’indifférence de l’être éternel à l’endroit du sacrifice de Caïn le fera entrer dans une colère fatale en assassinant injustement sont propre frère de sang Abel. La célébration de Kippour étant d’ailleurs principalement centrée sur une réflexion sur la gestion de nos désirs. (Cf. Gn. 4.6 &7)[9]

 

 

 

L’étude du meurtre primordial commis par Caïn nous apporte des éléments de réflexion d’une haute portée. Son acte puis le châtiment infligé par l’Eternel  nous renseigne sur les conséquences de la transgression des règles éthiques, la responsabilité de nos actes et sur la notion de pardon tel qu’il est exposé dans la bible.

 

L’Etre Eternel ne pardonne pas les fautes.  En cela la conception juive du pardon diffère de celle proposée par le christianisme. La conception juive du pardon enseigne que celui ci ne peut s’obtenir que de la part de la victime. La réponse à l’agression étant certes de ne pas rendre la pareille, mais surtout d’excommunier celui ayant commis la faute afin que seul dans le secret de sa conscience il puisse réfléchir sur la dimension éthique de ses actes. L’être éternel appliquera d’ailleurs cette règle à Caïn en lui apposant un signe (ôt) afin que personne n’enclenche une mortelle spirale de violence, et en lui infligeant l’excommunication, en le condamnant être errant et vagabond.

 

 

L’histoire du meurtre primordial mérite une parenthèse dont les conclusions peuvent être adressées tant aux justificateurs politiques de la peine capitale, qu’aux tenants d’une conception théocratique de la société. Tous deux développant l’idée selon laquelle il serait acceptable de tuer au nom d’un principe supérieur qu’il soit temporel ou religieux. Or cette idée ne trouve aucune justification métaphysique ou éthique. Au cas particulier du texte biblique, nous ne manquerons jamais assez de rappeler que non seulement la condamnation du meurtre est sans appel, (cette condamnation sera par ailleurs confirmée plus loin dans la Thora comme étant l’une des dix paroles), mais d’autre part que la réponse à ce crime, à cette transgression fatale des règles éthiques ne saurait être la peine capitale, dont les effets mortifères furent identifiés dès la plus haute antiquité. Cette parenthèse nous semblait d’autant plus indispensable qu’elle introduit également une règle herméneutique centrale, qui si elle est correctement comprise exclue alors toute interprétation strictement littérale. Si la bible expose des transgressions humaines que tout un chacun peut vérifier dans son quotidien, elle ne les cautionne en aucune manière. Elle délivre uniquement des stratégies normatives dans lesquelles la primauté des comportements éthiques reste la seule et unique voie acceptable de maintien de la paix entre les diverses composantes de la communauté humaine.

 

L’excommunication comme voie de descente en soi même ne saurait être pour autant confondue avec l’expulsion du bouc vers Azazel. Le rite comme nous l’avons indiqué précédemment avait une valeur cathartique en sensibilisant les anciens hébreux aux conséquences de la transgression des comportements éthiques.

 

Deux principales transgressions font sans cesse chuter l’humanité depuis l’aube de l’émergence de la conscience. Le meurtre par sa nature irréversible et l’exclusion inique de son prochain. L’exclusion sociale étant une autre forme de l’agression du juste.

En effet les hommes au sens qu’ils appartiennent tous à la même espèce nonobstant leurs différences, ethniques, spirituelles, leurs inclinations sexuelles, se doivent à minima un respect mutuel attendu qu’ils sont contraints de vivre ensemble. La bible est riche en descriptions de ces situations d’exclusion inique. (Exclusion d’AGAR et d’Ismaël par exemple). Ainsi le rite du bouc émissaire en simulant d’une part le meurtre et l’exclusion inique du juste avait pour fonction de faire réfléchir les anciens hébreux sur les deux crimes dont tous les hommes peuvent se rendre coupables et dont les conséquences provoquent inévitablement l’éclatement des sociétés.

 

Abel symbolise tout comme le bouc sacrifié par le sort, le juste persécuté dont la conscience s’universalise à la lumière de l’épreuve de l’agression et de l’iniquité. Il est en effet une règle universelle qui veut que la plupart des hommes tournés avant tout vers eux-mêmes et vers la quotidienneté de leur vie matérielle ne deviennent sensibles à la condition humaine qu’à la lumière de leurs propres épreuves personnelles. En codifiant l’histoire d’Abel injustement assassiné par son propre frère de sang ainsi que celle du bouc sur lequel le sort va s’abattre pour être sacrifié, la bible tient à nous faire prendre conscience qu’il n’existe pas de communauté humaine sans éthique, et que la rupture de cette unité entre l’être éternel et l’éthique est un constituant fondamental de la chute de toute société humaine. (cf.Lev 19-18)

 

 

 

Enfin le rituel sacrificiel en sa qualité d’analogon du meurtre primordial nous renseigne sur la vérité comme prédicat de l’être éternel. Ce qui n’est pas vrai ne peut pas être conçu au plan ontologique. La colonne de fumée de l’holocauste( » olha  » la montée en hébreu), symbolisait certes l’élévation de la conscience universalisée du juste persécuté, mais n’est pas sans rappeler à juste titre,   la voix du sang du meurtre primordial d’Abel s’élevant jusqu’à l’être éternel,(Gn 4.10).

 

Cette montée de la voix du sang, nous enseignant à la fois le caractère vain de dissimulation des faits commis et que le propre de la vérité est de se faire jour tôt ou tard. Cet archétype de la révélation des vérités comme un des noyaux constitutifs de l’être éternel, est d’ailleurs repris pratiquement dans les mêmes termes lors du meurtre de l’égyptien par Moïse[10].

 

La perception du monde sous la forme de la dualité, est une illusion intérieure proprement humaine comme souligne Martin Buber dans » Judaïsme « . Dans le constant souci de retour à l’unité prôné par le judaïsme, la décision constitue le seul véritable choix offert à l’humanité. En d’autres termes c’est en posant des actes éthiques inconditionnés à la matérialité de la vie quotidienne que ce retour à l’unité proposé par la Techouva[11] devient possible.

 

Ainsi le passage du Lévitique 16, s’il n’est pas interprété au travers d’une illusoire dualité est loin d’absoudre l’humanité de ses fautes au travers d’un pseudo transfert du mal, mais au contraire nous place face à la responsabilité de l’ensemble de nos actes, qui tous fabriquent de l’histoire.

 

 

 

Jean-MarcCavalierLachgar.

Sept 2004

 

 

 

 

 

[1] Voir le volume dédié au Bouc émissaire.

 

[2] Cf encyclopédie Wikipedia.

 

[3] »Chema’Yisrael Adonaï Elohénou Adonaï éhad «  » Ecoute Israël, l’Eternel notreDieu, l’Eternel est uN » ( Deut. 6.4)

 

[4] M Eliade Le sacré et le profane p 122.Collection Folio

 

[5] Le chabbat textuellement la cessation.

 

[6]La typologie fut d’ailleurs définie par Eliezer Ben Yosé Ha-Gheli vers le 3esiècle de notre ère comme la 27e règle d’herméneutique. La typologie étant la conséquence de l’histoire faisant que les individus et les événements reproduisent incessamment les mêmes archétypes.

 

[7] Il prendra les deux boucs, etil lesplacera devant l’Éternel, à l’entrée de la tente d’assignation.

 

Aaronjettera le sort sur les deux boucs, un sort pour l’Éternel et un sort pour Azazel. (Traduction Louis second)

 

 

 

[8] L’excommunication est entendue dans le sens d’isolement de la société humaine et certainement pas comme la sentence d’un tribunal ecclésiastique. Par exemple dans notre société la prison représente la forme institutionnelle de l’excommunication.

 

[9] Genèse 4:6Et l’Éternel dit à Caïn:Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu?

 

7 Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi:maistoi, domine sur lui. . (Traduction Louis second)

 

[10] Exode 2:11En ce temps-là, Moïse,devenu grand, se rendit vers ses frères, et fut témoin de leurs pénibles travaux. Il vit un Égyptien qui frappait un Hébreu d’entre ses frères.

 

12 Il regarda de côté et d’autre, et, voyant qu’il n’y avait personne, il tua l’Égyptien, et le cacha dans le sable.

 

13 Ils ortit le jour suivant; et voici, deux Hébreux se querellaient. Il dit à celui qui avait tort: Pourquoi frappes-tu ton prochain?

 

14 Et cet homme répondit: Qui t ‘a établi chef et juge sur nous? Penses-tu me tuer,comme tu as tué l’Égyptien? Moïse eut peur, et dit: Certainement la chose est connue.

 

15 Pharaon apprit ce qui s’était passé, et il cherchait à faire mourir Moïse.

 

[11]techouva le retour à dieu.