chypre au quotidien

Dans la polémique actuelle sur fond de négociations tendues entre la Turquie et l’UE, on finit par oublier que le règlement du conflit chypriote concerne avant tout ceux qui y vivent et qui sont très mal connus. C’est pour tenter de redonner à cette question un peu de sa réalité quotidienne, que Turquie Européenne choisit de publier cet échange passionné entre Jean-Marc Cavalier Lachgar qui connaît bien cette île où il compte de nombreux amis, et d’autres membres sur l’association.

- Anne : les Français croient souvent que les Turcs sont les « seuls méchants » dans cette histoire. Qu’en penses-tu ?

Comme j’aime souvent à le dire en paraphrasant un des officiers supérieurs de l’UNFICYP, le conflit à Chypre est l’un des plus complexes du monde. Réduire la responsabilité à un seul camp est commettre une erreur d’analyse importante, car elle ne tient pas compte de la
particularité de l’identité chypriote qui était transversale aux Grecs et aux Turcs.

Je n’aime pas parler de Chypriotes turcs et grecs. Il serait plus juste de ne pas les définir par une référence identitaire et nationale, qui est d’ailleurs le cœur du problème, mais par les termes de turcophones et d’hellénophones. Cette désignation est aussi réductrice car les turcophones de Chypre parlaient couramment le grec ou à tout le moins le dialecte local le kypriaki. C’est d’ailleurs le moyen le plus simple de différencier les Turcs du continent des Chypriotes turcs : ce sont les seuls qui parlent parfaitement le grec.

A titre personnel j’avais beaucoup de mal à me rendre dans le Nord du pays avant l’ouverture. Je ne l’ai fait que deux fois, en 2002, le jour où 80 000 Chypriotes turcs manifestaient pour l’ouverture de la ligne verte. Je suis passé de l’autre coté, bien qu’ayant refusé de le faire pendant des années. J’avais dans la « partie » grecque des amis, tant grecs que turcs, attendu que le village où je réside à Chypre était mixte avant les évènements de 74.

Je suis finalement passé de l’autre coté deux fois une journée. Une fois à Nicosie et l’autre fois à Kereynia. Je me rendais compte que d’une façon insidieuse, je prenais parti d’une manière inconditionnelle et uniquement pour les Grecs.

En ma qualité de membre de la communauté européenne le passage m’était autorisé pour une journée. Je suis donc passé de l’autre coté du mur, entre autre chose pour visiter la cathédrale de Sainte Sophie qui fut transformée en mosquée il y a 400 ans. Je m’étais arrêté pour boire un thé au pied de la cathédrale. Là il y avait un type qui vendait des paniers. Je lui expliquai que je ne pouvais rien acheter car je venais du Sud et que l’embargo prohibait totalement l’importation de produits venant du Nord. Nous avons sympathisé et échangé des cigarettes que l’on ne trouvait pas dans le Nord. Il m’a demandé d’où je venais, s’il y avait encore des Turcs au Sud. Je ne manquais pas de lui répondre que j’avais un ami dans le Sud qui venait d’Androlikou. Il était au bord des larmes, en me disant, « Avant 74 j’étais berger à Chrisohous (située à 5 Km) ». Il ajouta « pourquoi sommes- nous sous embargo ! Toi qui retournes au Sud, dis-leur que je les aime (sic). »

J’ai longtemps mûri les paroles de ce vieil homme. Il m’avait parlé en grec pour me montrer qu’il maîtrisait la langue, mais aussi qu’il n’avait pas de haine. J’ai fait des photos au Nord, et les Chypriotes grecs qui n’avaient plus mis les pieds dans cette partie de l’île depuis 1974 me demandèrent de leur rapporter des photos de leur maison à mon prochain voyage.

Il n’y a pas de bons et de méchants à Chypre mais une déchirure profonde.

- Engin : Est-il vrai que la politique se fait dans les églises à Chypre Sud et que le clergé orthodoxe y exerce une énorme influence ?

La question posée est tout à fait pertinente pour ce qui concerne Chypre en particulier et le monde orthodoxe en général. Le laïc républicain que je suis ne manque pas d’être choqué par les prises de positions des ethnarques sur la question chypriote et sur les relations avec la Turquie au sens large.

L’église dispose d’hôtels de tourisme, d’une chaîne de télévision, distille et distribue les alcools, elle possède également une banque, la « hellenic bank ». J’ai d’ailleurs ouvert un compte dans cette banque sans même savoir qu’elle appartenait à l’Eglise. Mon choix s’était porté sur cet établissement tant il est présent à Chypre.

Pour en revenir à la position de l’Eglise à Chypre, le propos est à nuancer. L’église autocéphale de Chypre prend des positions tranchées et insinue un discours tout à fait pervers parmi la population.
Ce discours est le suivant. Chypre est grecque, à tout le moins elle appartient selon eux à la sphère grecque. Elle n’hésite pas d’ailleurs à faire des références incessantes au christianisme d’une part et à l’antiquité d’autre part. Position pour le moins surprenante de la part de cette institution quand on connaît le combat que livra le christianisme contre le paganisme, typifié à Chypre par la figure allégorique de saint Georges terrassant le dragon.Cette position induit de fait l’idée que les Chypriotes turcs seraient à tout le moins tolérés, pour ne pas dire les invités des Grecs.

Il s’agit d’une réécriture de l’histoire. Le clergé passe pudiquement sur le fait que l’Empire Ottoman, n’avait pas interdit la pratique du christianisme mais aussi que les pouvoirs de l’Église et du clergé orthodoxe étaient plus importants du temps de l’Empire Ottoman qu’à l’époque de l’Empire Byzantin.

Nous assistons donc à une radicalisation des positions du clergé centré sur un identitarisme religieux. J’ai d’ailleurs entendu à ce propos dans une église orthodoxe à Paris, le métropolite dire que les Grecs se reconnaissaient entre eux en reprenant les termes même d’Hérodote. « Même sang, même langue, même religion » (sic)

L’église orthodoxe entretient volontairement une confusion entre la langue, la culture et la religion.

Ce point de vue doit être vigoureusement combattu. Il est possible au plan religieux de se considérer comme orthodoxe et d’ascendance grecque sans pour autant pratiquer la langue. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de Grecs de la diaspora. Il est également possible de pratiquer la langue grecque, sans être orthodoxe ou chrétien, comme ce fut le cas pendant toute l’antiquité, attendu que le grec était la langue de communication. De nos jours elle est toujours pratiqués par les minorités quelles soient turques ou non. Il existe à chypre des minorités arméniennes et maronites, parlant le grec et ayant la nationalité chypriote.

Le second problème est de nature économique. En effet le clergé orthodoxe bénéficie de privilèges, comme celui de ne pas payer d’impôts. Ceci ne posait aucun problème dans le passé, mais dès lors que l’église contrôle une chaîne de télévision, des banques, des hôtels de tourisme le problème devient différent, puisqu’il s’agit alors d’un Etat dans l’Etat échappant à la législation civile.

Enfin, l’Eglise n’est pas séparée de l’Etat et tente donc en permanence de s’immiscer dans les affaires de la cité. Une des raisons de l’interdiction des casinos dans le Sud est le fruit des religieux.

Néanmoins, il nous faut aussi relativiser l’influence de l’Eglise sur les populations locales. Tout d’abord il y a un grand nombre de mariages mixtes avec des anglicans, des protestants, et des catholiques. Le tourisme de masse dans le Sud a entraîné une libéralisation des mœurs. La société grecque au sens large s’est sécularisée. Elle a abandonné bien des comportements traditionnels. Il existe d’ailleurs un fort courant, porté par la gauche visant à séparer l’Eglise de l’Etat. A ce point de vue, il est intéressant de rappeler que la plupart des municipalités des grandes villes sont aux mains du parti communiste chypriote, peu enclin de sympathie envers les religieux.

Pour résumer, le mélange entre les sphères temporelles et spirituelles existe à Chypre et son influence n’est pas de nature à apaiser les tensions entre les Chypriotes.

Il y aurait encore beaucoup à dire. Il ne faut pas oublier de mettre en balance les positions identitaires du clergé et les discours nationalistes tenus par certains leaders politiques de la TRNC (Chypre Nord)

Je pense que nous avons intérêt à rechercher ce qui lie les peuples grecs et turcs. Les points communs entre les deux peuples chypriotes sont en réalité plus nombreux que ce qui les divisent. Glafkos Clerides et Rauf Dentkash, qui sont respectivement grec et turc, partageaient en fait bien plus de choses que leurs déclarations politiques respectives ne le laissaient paraître.

- Reynald : L’UE rend la Turquie responsable de tous les maux à Chypre, or c’est bien l’UE qui n’a pas tenu ses engagements alors que les Chypriotes turcs avaient accepté le plan Annan. Qu’en penses-tu ?

Il est à noter en préambule que le secrétaire général des Nations Unis n’est pas très populaire parmi les Chypriotes grecs. Le plan Annan a été envoyé aux Chypriotes grecs et turcs (probablement), je ne l’ai pas lu en entier. Il s’agit d’un document imposant de 182 pages. Il est possible de le lire en ligne ou de le télécharger à l’adresse suivante sur le site du haut commissariat aux réfugiés.

Pour faire simple le plan était centré autour de neuf idées fortes :

  • Création d’une république unie couvrant l’ensemble du territoire. (Confédération de deux états constitutifs).
  • Un conseil présidentiel commun composé de 6 membres choisis par le parlement 4 Grecs et 2 Turcs, un président et un vice président issus des deux communautés.
  • Le président et le vice-président sont choisis parmi les membre de ce conseil. La présidence et la vice présidence alternent tous les 20 mois durant une mandature de 5 ans
  • La création de deux chambres sénat et assemblée législative.
  • Une cour suprême composée d’un nombre équivalent de juges grecs et turcs.
  • Une constitution pour chacun des deux état de la confédération
  • La création d’un drapeau national et d’un hymne national.
  • La création d’une commission de conciliation destinée à trancher les problèmes du passé.
  • Le retour limité des réfugiés.
  • La Grèce et la Turquie conservaient sur le territoire leurs forces militaires avec une volonté de désarmer progressivement. Voilà pour les faits.

Le propos qui va suivre n’est pas factuel, mais représente le ressenti que j’ai pu glaner chez certains Chypriotes grecs.
Le premier reproche consistait à dire qu’il leur était difficile de prendre connaissance d’un plan aussi long et complexe, reproche d’ailleurs équivalent à celui qui fut émis par les Français lors du référendum sur la Constitution Européenne.

Le deuxième reproche concernait l’origine du plan. Le plan avait été discuté à l’ONU, par des institutions internationales et comme tel ne leur paraissait pas l’émanation du travail des Chypriotes. En d’autres termes le plan était ressenti comme imposé de l’extérieur.

Je ne prends pas position en disant cela, j’essaye de retracer le ressenti des Grecs. Contre toute attente, à tout le moins aux yeux d’un Français, la droite chypriote a massivement voté pour le oui, alors que la gauche s’est engouffrée dans le non. Cela est tellement vrai que Tassos Papadopoulos, qui est de centre droit (DIKO) a obtenu le soutien des communistes (AKEL) et des sociaux-démocrates (KISOS), infligeant au DISY le parti de Glafcos Clerides une défaite historique aux élections présidentielles.
Tassos a plaidé de façon forte pour le non au référendum.

En réalité plusieurs réalités sont à prendre en compte dans cet échec. Des réalités de politique intérieure, et des réalités de politique extérieure

Au plan de la politique intérieure :
Glafcos Clerides Président en place, était âgé. Il briguait un troisième mandat consécutif à l’age de 81 ans. A mon avis, ceci entre en compte dans le choix des électeurs pour Tassos, d’autant que dix ans de pouvoir avait usé Glafcos, et force est de constater qu’aucune solution n’avait été trouvée durant ses deux mandatures de cinq ans.

Au plan de la politique extérieure :
Les traces sont encore fraîches de l’opération Attila. Cette opération est présentée du coté turc comme une opération de pacification légitime au titre des accords de Zurich de 1959 du fait que la Turquie était garante de la constitution de la nouvelle république. En effet la république de Chypre était née sur le modèle communautariste. Le président devait être grec, le vice président turc, certains postes ministériels étaient dévolus aux grecs ou au turcs.

Du coté grec, si le coup d’état de l’extrême droite grecque, qui fut la cause officielle de l’intervention turque a mis un terme définitif aux visées unionistes des Chypriotes, l’opération Attila est loin d’être ressentie comme visant au rétablissement de la paix. Elle fut pour les Grecs le prodrome d’une purification ethnique de part et d’autre d’une frontière qui n’avait aucune légitimation historique.
Evidement, Rauf Denktash affirmait que sans cette intervention il n’y aurait plus aujourd’hui de Chypriotes turcs sur l’île. Je crains, hélas, que l’Histoire ne lui aurait donné raison.

De plus l’intervention turque permettait pour la première fois dans l’histoire de Chypre de donner une continuité territoriale à la minorité turque de Chypre, rejoignant ainsi les visées séparatistes turques du mouvement nommé (TAKSIM). Ce mouvement séparatiste et nationaliste naquit en 1950 en réaction au référendum non officiel du clergé orthodoxe sur l’ENOSIS (rattachement à la Grèce).

Nous devons maintenant gratter au-delà du vernis et des déclarations d’intentions. Il faut aller, aussi dur que cela puisse paraître, au delà des drames humains et tordre le cou à des contres vérités que la presse oublie allègrement de signaler.

L’échange de population qui a suivi la défaite de Chypre est durement ressentie par les Grecs, même si d’aucuns oublient le traitement qui fut infligé aux Turcs (i.e : le blocus des villages turcs, etc). La situation des Turcs à Chypre était loin d’être rose bien avant 1974, d’ailleurs l’UNFICYP a été crée en 1964 pour mettre un terme aux troubles régnant entre les deux communautés. De la même manière la partition de Nicosie est antérieure à l’opération Attila, même si cela ne la légitime pas pour autant à mes yeux.

Le refus grec puise ses racines dans cette longue histoire commune entre les deux communautés. Pour un Grec voter Oui au référendum, revenait au fond à entériner la partition et à réveiller l’ancien conflit intercommunautaire, l’ENOSIS versus TAKSIM.

L’entrée dans l’Union Européenne est venue bouleverser l’ordre naturel des choses. Du point de vue des Grecs, l’entrée dans l’UE signifiait pour beaucoup une amélioration de la sécurité extérieure, et pour les Turcs l’espoir de la levée de l’embargo sur la TRNC. Présentés comme tels, les intérêts des deux communautés sont diamétralement opposés.

Le référendum a été vécu comme le résultat de plus de trente ans de dialectique sur les effets de la partition.
Le Oui pour les Turcs signifiait l’espoir de la fin de trente ans d’embargo, mais même si le plan Annan ne le disait pas, il pouvait être compris comme la reconnaissance du TAKSIM, ce qui reste encore pour des raisons diverses, (tant légitimes qu’illusoires) inconcevable pour la grande majorité des Grecs.
Dans ces conditions, les résultats du référendum de part et d’autre de la ligne verte sont compréhensibles.

Je pense à titre personnel que l’UE à un rôle clef à jouer en termes d’apaisement.
D’une part le travail de catharsis n’a pas eu lieu, à tout le moins du coté grec. Il est difficile aux politiques grecs de se reconnaître une responsabilité implicite dans la partition. Un travail de catharsis ou une identité commune ne se décrète pas au plan politique. Il est difficile de légiférer sur l’histoire.

Je ne suis pas naïf au point de penser, quelques exceptions individuelles mises à part que Chypre retrouvera le visage qu’elle avait dans les années 50, à savoir des villages mixtes de part et d’autres de la ligne verte. De ce point de vue, la partition est un fait avec lequel, les deux communautés devront vivre dans l’avenir.

L’entrée de Chypre Sud dans l’UE a provoqué de très bonnes choses.
Elle a permis l’ouverture de la frontière, et les visites mutuelles des Grecs et des Turcs. Les populations ne sont plus étrangères l’une à l’autre comme cela fut le cas, pendant trente ans. Elles seront nous pouvons l’espérer, moins sensibles au travail de propagande mené de part et d’autre de la frontière.
Enfin, elle a eu le grand mérite de porter ce conflit régional sur le terrain de la diplomatie européenne.

Il reste à régler deux problèmes de taille, pour lesquels l’UE à un rôle à jouer.

  • L’indemnisation des réfugiés grecs, au plan du foncier, et des terres turques au Sud.
  • Et enfin le problème extrêmement délicat de la présence des immigrés anatoliens dans le Nord. La position des Grecs est de ce point de vue, sans appel. Les « colons » doivent partir sans attendre du Nord du pays. Cette position n’est évidement pas soutenable, en particulier pour la génération des Chypriotes turcs ayant une trentaine d’années, qui sont nés sur l’île et qui n’ont connu que cette île. Ils ne sont nullement responsables de la politique extérieure de la Turquie.

Mais une fois encore réduire l’échec ou le ralentissement des négociations à la seule responsabilité d’Ankara, est un arbre qui cache la foret.

En réalité Tassos Papadopoulos utilise l’UE pour faire plier Ankara. Seul petit problème, comme je l’ai dit précédemment, un projet politique viable pour l’île ne peut se concevoir que sur la base d’un Etat bizonal. Tant que cette solution ne sera pas acceptée comme base de négociations, il sera difficile de sortir de cette situation de blocage.
Il y a fort à parier que si un autre leader est élu aux prochaines élections présidentielles de février 2008 il sera possible de travailler sur d’autres bases.

- Anne : A ton avis qu’est-ce qui explique la posture intransigeante de la France vis-à-vis de la Turquie ?

Je suis bien incapable de répondre avec précision à ce sujet.
La posture électorale de la France en ce moment est probablement pour quelque chose dans les prises de positions. La gauche comme la droite se calent sur l’opinion plus que sur l’analyse objective des faits au sujet de la Turquie.
Il est possible que la prise de position dure soit aussi une posture, parfois nécessaire dans les négociations. Mais Je ne me fais pas beaucoup d’illusions. La résolution du conflit sera longue. Un quotidien titrait « l’Europe hérite du bourbier chypriote » , ça en disait long.

- François : Je suis rassuré de constater que je ne suis pas le seul à avoir avis sur le Plan Annan et sur l’importance d’une solution bizonale à Chypre.

Je ne suis pas venu à l’idée de la partition par doctrine. A vrai dire j’avais refusé pendant des années de me rendre au Nord de l’île. Il m’a fallu devenir pragmatique, j’ai forgé ma conviction à la lumière de deux événements.

Un ami turc revenu dans sa ville natale aux environs de Paphos me dit, « Je suis né ici, je mourrais ici. A Paphos je suis au bon endroit. Mon frère habite à Karpass (dans le Nord), il a construit une maison et s’est marié avec une anatolienne »

Après l’ouverture de la frontière, des amis grecs de la même région décidèrent de se rendre dans le Nord. Le plus vieux marqua un point d’honneur à ne parler que le turc une fois arrivé à Keyrenia. Il n’avait pas parlé le turc depuis 30 ans, et encore l’avait appris dans les champs. Il revint du Nord abasourdi de l’accueil que les Turcs lui avait réservé. Dès qu’il avait commencé à parler le turc local, tous avaient à leur tour marqué un point d’honneur à lui parler en grec ! A son retour, il annonçait à qui voulait bien l’entendre : nous sommes le même peuple !

Aux alentour du 15 août nous avons fêté le quarantième anniversaire du « Turc de Paphos », Grecs et Turcs ensemble. Le Turc nous annonça, fait incroyable, qu’il avait choisi le prénom d’Aphrodite pour sa nièce ! Pendant le temps d’un soir, l’euphorie d’un instant, on aurait cru que le problème de Chypre n’avait jamais existé !

Mais les réfugiés de Karavas, qui étaient allés voir leur maison aujourd’hui occupée par des anatoliens, savaient comme moi qu’ils ne rentreraient jamais chez eux. Le monde qu’ils avaient connu n’était plus, et les Turcs du Nord s’ils venaient voir leur terres, savaient aussi qu’ils ne reviendraient plus.
Au-delà de la politique et des illusions, à un moment le pragmatisme revient au galop.

Il est souvent plus facile d’agir au plan des individualités. Manœuvrer des politiques et des intérets économiques et militaires est autre chose. En effet, le drame de Chypre, n’est pas d’être la terre d’un peuple composé de grecs et de turcs, mais d’être une position stratégique au proche orient.
Néanmoins, je reste convaincu que tout le monde a eu son compte de malheurs, de déchirements et d’humiliation.

La paix est devenue une nécessité. J’ai vu la mosquée de Lefkara transformée en charcuterie au Sud, mais aussi l’état lamentable de certaines églises au Nord. J’ai vu les cimetières grecs, en vrac, pour ne pas dire profanés, et je suis incapable de savoir où se trouve le cimetière turc dans le village dans lequel je réside qui était pourtant mixte avant 74.
Je crois que tout le monde a envie de dire ça suffit ! Mais il faudra encore un peu de temps pour accepter et reconnaître dans l’altérité une richesse plutôt qu’une source intarissable de conflit.

- Thomas : Il y a-t-il une division au sein des Turcs Chypriotes entre ceux d’avant 1974 et ceux arrivés ensuite d’Anatolie ?

Il m’est difficile de répondre à cette question avec précision. Je ne suis pas turcophone, aussi ne puis je parler avec les habitants du Nord qu’en anglais. A titre personnel, je me méfie toujours des généralités.

Néanmoins, il est à noter deux types d’attitudes au Nord. Pour les Chypriotes qui étaient enclavés depuis les années 64 dans les villages du Sud, et avaient fui vers le Nord lors de l’échange de populations, le sentiment que l’intervention de 1974 fut une opération de paix est mitigé. Ils ont été délocalisés, et n’ont pas forcément retrouvé ce qu’ils laissaient. Je pense en particulier aux agriculteurs. Arracher un agriculteur à sa terre est toujours un déchirement.
Ceux qui vivaient déjà dans le Nord avant 74 n’ont pas bougé, et donc n’ont pas le même ressenti.

En revanche, ce qui est frappant dans le Nord pour quiconque connaît un peu la Turquie continentale est la grande liberté des moeurs, et la faible pour ne pas dire l’absence totale de pratique religieuse des Chypriotes turcs.
A titre d’exemple, l’affelia qui est un plat typiquement grec et est composé de cubes de porc cuisinés au vin et aux graines de coriandre écrasées, était parfois préparé et consommé par les Turcs avant 74.

Ceci est tellement vrai, que lors de l’ouverture de la ligne verte, contre toute attente les Turcs se sont rués dans les supermarchés grecs (Comme Chris Cash& Carry qui au passage appartient au groupe carrefour !) pour acheter du porc car ils avaient du mal en en trouver au Nord. Quant aux Grecs, ils ont dépensé des millions livres chypriotes dans les casinos du Nord.

On ne voit pratiquement jamais, à tout le moins n’en ai-je jamais vu de femmes voilées dans le Nord. Les plages sont pleines de familles turques, qu’il est impossible de différencier des touristes européens.
La société de Chypre est totalement européenne, tant au Nord qu’au Sud.

Une des causes de cette occidentalisation des Chypriotes turcs était leur contact lors de la colonisation avec les Anglais, puis avec les touristes. Il ne faut pas oublier, non plus que les Chypriotes turcs ont vécu quotidiennement sans interruption avec des Chrétiens d’Orient, depuis plus de 400 ans .

Il avait par exemple des guirlandes et des sapins de noël dans les vitrines à noël bien avant l’ouverture de la ligne verte. La majorité de la population est musulmane, à la notable exception de l’enclave grecque de Rizzokapaso mais il n’est pas si évident que cela, pour un observateur extérieur de se rendre compte qu’il est dans un pays de culture musulmane.
On trouve des revues pornos turques dans les présentoirs à journaux à Keyreinia ! Quant à l’alcool il est présent partout sans la moindre restriction.

Toutefois il est vrai que les anatoliens, disent souvent aux Chypriotes « nous vous avons sauvés ». Je sais que ce propos est parfois mal perçu par les Chypriotes turcs.

La société du Nord est parfaitement occidentalisée, il est donc possible que des populations rurales de l’Anatolie aient pu être choquées par le mode de vie des Chypriotes.

Si les mariages mixtes étaient peu nombreux, ils n’étaient finalement pas si rares que cela. Le mukthar (maire) du village d’Androlikou dans le Sud, qui n’est jamais parti et vient d’être le premier élu turc du Sud, est marié à une Chypriote grecque depuis plus de trente ans.

Pour donner un autre exemple, j’ai un ami Turc qui vit dans le Sud et qui a fait revenir sa famille dans la région de Paphos. Il parle en turc avec sa mère, mais en grec avec son frère qui pourtant est resté au Nord pendant trente ans après avoir été déporté à Myrtou ( Nord ) à l’âge de trois ans !

Un autre ami qui lui est né à Istanbul, que l’on ne peut soupçonner d’être vraiment impliqué dans la controverse chypriote puisqu’il descend d’une des plus vieilles familles juives de Turquie (il est d’ailleurs incapable de savoir quand ses ancêtres sont arrivés dans l’Empire Ottoman) me disait qu’avant 1974, il ne comprenait pas la langue parlée par les Turcs chypriotes, tant elle était mâtinée d’expression locales. Il concédait que depuis 1974 la nouvelle politique linguistique de la RTNC avait changé cela.